Temps perdus, tels des coulées de nœuds dérisoires qui n’ont servi que de prétextes à ne rien serrer, d’aucune manière ni de quelque matière,
temps perdus qui ont passé, comme poussés par une longue lassitude de l’agitation futile d’une vie qui n’en est pas une,
temps perdus, lassés de ne rien faire ou de faire quelque chose qui ne sert à rien et qui laisse le temps, lentement, devenir un passe-temps,
temps perdus qui ne se rattrapent jamais et que seul peut juger l’œil qui perd son temps à l’estimer ou le jauger sans instrument de mesure,
temps perdus ailleurs qu’en soi-même à chercher l’endroit où se trouver, à se chercher dans une ambiance où personne ne trouve sa place, démesurément décalé,
temps perdus là, dans l’écriture que nul ne comprendra ni même n’aura l’audace de lire, avec cette suspension du temps qu’impose la lecture, au risque de se perdre,
temps perdus à perte de vue, dans la musique qui nous berce et nous berne parce qu’elle nous fait voyager sans aucun déplacement, jusqu’au bout du monde des sons,
temps perdus à aimer l’autre jusqu’à ce que, sincèrement, il vous le reproche par la prise de conscience qu’il n’en est pas digne, comme nul n’est digne d’autre chose que d’une perte de temps,
amoureusement donnée ou furtivement abandonnée,
temps perdus dans la méditation au cœur de cette vie d’alternance entre efforts vains et paresse active, douceâtre douleur d’un but jamais atteint,
temps perdus à prendre conscience qu’il n’y a plus de temps à perdre, bien qu’il soit toujours trop tard, et qu’il est bien assez tôt pour vainement s’affairer à quelque cause,
temps perdus à pleuvoir, à mincir, à neiger, à courir, à baigner, à sourire, à geler, à nourrir, à émouvoir, au soupir, à pleurer, au rire, à crier, au jouir, et à chanter pour finir,
temps perdus à penser le passé pour le retracer, à changer le futur qui, jamais, ne sera comme prévu, à gérer un présent qui échappe subtilement, au moment même où l’impression vient qu’on ne
perd pas son temps, justement,
temps perdus à faire la liste des temps qui n’existent pas, à se plaindre de n’avoir jamais le temps de rien, à se dire que peut-être demain on aura le temps, si le temps le permet,
temps perdus comme le pain qu’on partage avec les enfants sans qu’il soit tout à fait perdu.
Seuls les enfants savent profiter du temps perdu, à renouveler inlassablement leurs gestes, jeux, mimiques et paroles, afin de grandir avec les adultes qui leur donnent du temps, le temps qu’ils
n’ont pas perdu, afin de s’élever jusqu’à devenir adulte et commencer joyeusement, inlassablement, inconsciemment aussi, à perdre leur temps.