Je ne sais si vous voyez la grange, tout près, en contre bas, dans laquelle on a rentré le foin depuis peu. Les grandes portes grises aux bois disjoints restent toujours ouvertes à cause de la rouille qui a soudé les gonds. La charette, sur ses énormes roues cerclées s'est juste fait une place à l'abri en reculant avec force dans le foin. Ses bras alanguis pèsent sur le sol triste que verdissent pas endroit quelques touffes d'herbe audacieuses.
Adossée a son pignon nord la remise au chaudron crache, par la petite fenêtre carrée toujours agitée, la fumée du foyer et la vapeur de la potée pour les cochons. La grande marmite noircie pourrait risquer d'engloutir la petite vieille, à y tourner son grand bâton. Elle est tordue comme pour mieux voir le bouillon et les ourlets de son tablier gris reposent sur la pointe de ses sabots? La blouse à petites pois blancs sur fond sombre se soulève sur le dos de ses bas de laine.
Quelques poules rousses picorent à ses pieds les grains de maîs épargnés par le feu. Devant la porte étroite paresse un chien à poils courts dont la chaîne se tend depuis le crochet du mur. Un profond sillon se creuse en arc de cercle fermé par la roche de granit rose et semble marquer son petit territoire jusqu'au portillon du potager. Une vieile écuelle accompagne le seau d'eau dans son immobilité, juste au bord de cette trace. Le soleil ne vient jamais jusqu'au chien pendant les dix mois d'hiver, vaincu par les châtaigners qui s'élèvent au dessus de la grange. Vers vingt heures, en cette fin de septembre, les derniers rayons d'Ouest longent la clôture du jardin jusqu'au sureau qui en marque l'angle et protège la niche. Sur son faîtage, un chat blanc lèche les dernières chaleurs qui éclairent sa silouette, confiant mais vigilant.
Derrière nous, le pas lent du percheron qui termine sa journée, harrassé par la herse qui le suit sur deux roues voilées en acier brillant. Le fils a chaud. Sa casquette bleue trempée depuis son front court, mouille jusqu'à ses oreilles rougies. Il ne sourit pas. Son regard semble compter, à l'intérieur toutes les tâches qui restent à faire avant la soupe de pain au lard. Sept vaches vaillantes à nourrir et à traire, une par une. Cinq gros cochons affamés qui reniflent leur auge en piétinant la boue. Quatre chèvres qu'il faudra retrouver dans la prairie des noyers. Douze lapins qui tappent d'impatience. Les poules que le grain fera rentrer. Les chiens qui japent déjà et les tourterelles. Le vin de demain, un tonneau attend pour se vider en bouteille ! Les fromages qui sèchent dehors et veulent s'abriter pour la nuit. Les oeufs qui risquent leur vie à rester à la convoitise des mulots. Et le cheval. Il faut le dételer, lui parler avec une bonne claque sur la croupe pour qu'il s'avance dans le box à côté des vaches. Il y a aussi le nettoyage de quelques outils, la grande corde à réparer, le bois à rentrer pour le ranger derrière la cuisinière. Après, ce sera le souper avec quelques mots forts échangés entre lui et sa mère, un peu sourde.
La journée ne finit jamais. Il y aura encore les voisins à visiter, dans la ferme mitoyenne pour lui parler du ruisseau et du lavoir que les deux familles partagent. On boira un canon, et sur le coup de onze heure, on décidera d'aller se coucher. Enfin, vers onze heures trente, on se glissera sous l'édredon de plumes, avec les soucis du prochain jour. Pourvu que personne ne tombe malade !
Très vite, le sommeil gagne malgré les aboiements. Sans doute, un renard s'approche pour que les chiens se mettent en colère ainsi. Sur les tuiles tintinabulent quelques goutes de pluie. Elles annoncent l'orage de cette nuit. Dédé n'entendra pas vraiment. La vieille maman n'entend plus l'orage depuis longtemps. Elle en a tellement vu ! Mais cette nuit Dédé ne dort pas profondément, malgré sa fatigue. Il est vigilant et quelque chose le tient éveillé. Il cherche la poire de sa lampe, allume et regarde la gros réveil matin. Il ne pleut plus mais il n'est pas encore minuit. Il a oublié de le remonter en se couchant.
Dans la cuisine, l'horloge du grand-père sonne un coup. Pas assez pour savoir si c'est l'heure ou la demi-heure. Il se lève pour aller vérifier. Il est deux heures trente. Il peut encore profiter de son lit chaud jusqu'à quatre heures trente, non sans remettre quelques bûches dans la cuisinière. Cela lui fera gagner du temps, de ne pas avoir à la rallumer. Mais le chien attaché hurle à la mort.
Il ne se sent pas bien. Dans l'entrebaillement de la porte restée entrouverte pour la chaleur, il tend son oreille. Il cherche le petit souffle de sa mère endormie. Au début de la nuit, elle ronfle de ronflements qui tonnent plus haut que le feu. Mais après minuit, c'est comme une petite flamme qui vascille. La vieille maman n'est plus qu'une bougie. Son souffle est si diminué qu'on ne l'entend presque plus.
Mais cette fois, pas même un petit rien de murmure ne glisse dans l'embrasure de la porte. Dédé s'avance pour s'assurer du silence, pour se rassurer aussi, parce qu'il savait qu'un jour il resterait tout seul. Il savait qu'il devrait vendre la ferme et partir en ville, faire l'ouvrier dans la grande usine et vivre chichement dans un petit appartement.
Avec sa mère, c'est toute une vie qui s'en va ! C'est toute la terre qui va souffrir de l'exode des fermiers. Bientôt, il n'y aura plus personne dans les zones rurales. Dédé ne pleure pas. Il souffre. Mais il va faire ce qu'il faut, comme il a toujours fait.