Septembre 2009
L’occupation majeure de ce peuple est de survivre.
L’occupation de ses terres en fait un enfer depuis soixante ans.
Il est six heures. Des grondements persistants ébranlent la maison. Nous sommes au Boulevard Botinelly, le long des voies ferrées qui ne véhiculent aucun convoi de marchandise ni aucun train en direction de Saint Charles. Nous ouvrons les fenêtres et remarquons que le jour se lève à peine. A Marseille, nous aimons ces moments privilégiés pendant lesquels se cachent encore les flèches brûlantes du soleil d’été.
Mais là, dans la bande de Paca, ce sont les bulldozers qui réveillent le Boulevard. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, tous ont tourné à l’angle du Boulevard de la Blancarde pour enfiler le nôtre en montant. Les chenilles gigantesques ruinent le goudron pour pivoter. Les machines présentent leur grande gueule ouverte qui pourrait transporter une lourde camionnette comme une botte de paille. Personne ne semble les piloter. C’est un destructeur anonyme.
De l’autre côté du Boulevard, progressent à pas lents tout un groupe de jeunes résistants pacifistes dont les banderoles sont leur seule arme. Ils chantent en provençal ce qui nous paraît être la traduction de l’internationale. Quarante tonnes à l’arrêt, moteur au ralentit mais crachant un feu épais et noir de colère, devant une première rangée de jeunes marseillais assis sur la chaussée, tous vêtus de blanc, sur fond de mots bleus accrochés à la banderole qui suit. « Nous voulons la paix. L’occupation est injuste. La destruction des biens et des personnes et un crime contre l’humanité. »
Depuis longtemps, les voitures ne circulent plus dans la bande de Paca, excepté celles des privilégiés qui ont tous les droits. Aussi, le Boulevard paraît très large quand on regarde du côté des manifestants. Mais les bulldozers sont si énormes qu’ils occupent plus de la moitié de la chaussée. Je remarquai cela quand je pris dans le nez une grosse bouffée d’échappement montée jusqu’à l’étage, qui m’obligeait à refermer la fenêtre. Puis j’ai vu, en dégageant les voilages, les machines pivoter toutes ensembles sur un quart de tour et lancer leur moteur de toute sa puissance. Sans effort, elles se sont avancées contre les murs de chaque maison, bien sagement alignées sur le trottoir, et les ont éventrées franchement. Vacarme, poussière, hurlements ne peuvent ici trouver les mots qui feraient leur description.
Les machines, de concert, ont reculé sur cinq mètres. Une manifestante s’est précipitée, les bras en croix, pour se placer entre une maison et son destructeur anonyme. Il m’a semblé la voir debout très longtemps, défiant l’immonde puissance de destruction. Mais la scène n’aura duré que quelques secondes. Les bulls ont repris leur progression dans l’horreur des gravas et l’enfer de l’effondrement. Une maison sur deux fut détruite en quatre manœuvres. A la cinquième charge, les machines ont escaladé les ruines jusqu’au fond des petits jardins où elles ont pivoté encore en ravageant les sols, et firent le même exploit sur leur chemin de retour.
Tétanisé sous ma table, je les ai entendus repartir, comme si de rien était. Ma maison fut épargnée. Pourquoi la mienne ? Pourquoi les autres ? A qui le prochain tour ? Quel mal ont-ils fait ?
Je suis sorti, avec les miens, juste pour vérifier notre impuissance devant cette scène d’apocalypse. La stupeur séchait nos larmes. Un silence effrayant nous laissait entendre que les décombres seraient des tombes. Les manifestants étaient occupés à retrouver leur respiration. Les poussières retombaient lentement. Les premiers rayons du soleil n’ont vu que ce qui était fini, l’expression forte du droit préventif de la légitime défense. C’est ce qu’indiquera le porte-parole de l’armée d’occupation en précisant qu’il y avait sûrement des terroristes qui projetaient un attentat sur les voies, sur France Invest, la radio collabo.