- « Le masque horrible de cette femme s’éclatait à me faire peur » dit la jeune fille feignant
de sourire sans parvenir à masquer son angoisse,
tressautant à chaque apparition des images dont elle fut témoin pendant le constat policier. Le préposé à la frappe cru bon de noter sur la déposition que la demoiselle jouait sur les mots.
Elle n’aurait jamais pu imaginer que de tels actes pouvaient avoir lieu dans un quartier aussi huppé de la ville. Pourtant, son frère aîné lui offrait souvent et depuis longtemps des spectacles
d’horreur en louant des films terrifiants qu’il visionnait dans sa chambre transformée en home-vidéo, avec écran géant et super sono.
Sa nuit s’était normalement déroulée mais le cri dont elle se souvient la réveilla bien plus tôt que d’habitude, vers neuf heures, confiera-t-elle. Le policier, surpris par cette notion du temps
reprend :
- « vers neuf heures ?
- Oui, vous semblez surpris ! Quelque chose ne va pas ?
- Non, attendez ! Ici, c’est moi qui pose les questions et je ne vous conseille pas le faux témoignage parce que vous encourez la prison ferme ! » L’inspecteur adoptait un ton
volontairement pesé mais tout en même temps paternel.
Ils lui font reprendre toute l’histoire de ce réveil, pour vérifier qu’elle ne ment pas. La jeune fille dit alors s’être couchée tard, vers une heure trente, et avoir été
réveillée très tôt, vers neuf heures.
- « Mais ! C’est tard ! dit l’inspecteur.
- Non, c’est trop tôt ! Ca déchire ! Je me lève d’habitude autour de midi ! a-t-elle repris, et, poursuivant : ce matin là, personne n’a voulu se lever… Ah !… Oui !…
Il faut dire que j’étais seule dans la maison. Mais je pensais que les voisins se seraient précipités… Mais !… Non !… Pas même leur chien !… Trop con ce chien !
- Ce n’est pas drôle ! Mademoiselle ! dit l’inspecteur en faisant semblant de hausser le ton. On aurait dit qu’il souriait sous cape. Vous n’avez pas bronché ! Moi, ce que j’ai vu
sur la scène du crime c’est un visage déchiqueté. Et vous, vous étiez dans votre lit bien tranquille ! Pourtant ce cri ! Il vous a bien réveillée ! Très tôt !
- Oui ! Mais c’est tellement souvent que la voisine pousse de tels cris. Son époux, ou plutôt son mâle, la massacre régulièrement. Mais je crois que cette fois, il y avait un
petit plus !… Le chien, son chien à lui, il aboyait différemment. Là, c’était inhabituel !… D’habitude, il semble les accompagner dans leur bagarre comme s’il jouait
avec eux. Mais là, je crois que la voisine avait du s’échapper du jardin. Probablement, elle avait déjà passé le portillon. Le chien, il est joueur dans son enclos, mais il ne sort jamais. Elle a
du se faire manger par un autobus !… Non !… Là ! Je vous raconte tout ce qui me passe par la tête, mais c’est des conneries ! Je n’en sais rien ! Après tout !
J’étais au lit et je m’étais couchée tard. J’avais bien dormi et somnolais encore volontiers. A votre arrivée, sur le coup de midi, rien n’a changé !
- Mais qu’est-ce que vous voulez dire ? Je ne comprends rien, s’étonne l’inspecteur.
- Ben ! J’ai même pas eu le temps de prendre un café ! Alors j’ai toujours envie de somnoler ! Vous êtes arrivés et hop ! Vous m’avez cueillie au saut du lit ! Et
moi !…Sans café !…
- Bon, ça suffit ! Vous avez vu dans quel état elle est, la victime ? Avec une main sur le bas du ventre, ça n’explique pas qu’elle ait eu envie de fuir ! Elle aurait plutôt
pris des coups ! Vous n’avez rien entendu en plus de ses cris ? Le ton de l’inspecteur s’est fait plus confidentiel.
- Si ! J’ai entendu son mari partir en bécane. Il tire toujours à fond sur les manettes. Je reconnais le bruit de sa Honda. Quatre cylindres, quatre temps, une mille, en centimètre
cube ! C’est lui qui m’a tout appris ! soupire la jeune fille en croisant les bras.
- Vous le connaissez bien ? s’étonne le policier.
- Oui ! répond-elle. Quand il boit, et c’est très souvent qu’il boit au goulot quand sa femme n’est pas là, il s’amuse à rouler sa langue comme s’il voulait rouler une pelle !…
Oh ! Pardon !… On ne dit pas ça ! N’est-ce pas !…
- Et ! A qui voudrait-il rouler la chose comme vous dites, quand sa femme n’est pas là ? demande l’inspecteur qui craint le pire.
- Ben ! Je ne sais pas !… Moi, j’en voudrais pas !…D’ailleurs, je ne sais pas ce que je fous chez lui quand elle n’est pas là !… Ah !… Si !… Son café, il est
vachement bon ! »
C’est à ce moment précis qu’elle a sorti son petit carnet coincé dans la poche serrée à l’arrière de son jeans moulant, en arrachant les pressions.
Elle le jeta sur le bureau en lui faisant signe qu’il apprendrait des choses bien salées en accompagnant ces mots de la main, par les gestes qui vont avec. Ensuite, elle s’est croisé les bras
sous la poitrine qu’elle souleva légèrement pour égayer les yeux de l’inspecteur qui avait tendance à les laisser tomber.
- « J’ai l’impression que vous vous endormez, Môsieur l’inspecteur !
- Non ! Non ! s’ébroua-t-il en visant le décolleté survolté. Mais je cherche à comprendre !… Enfin !… Je ne sais plus !… Continuez !
- Continuer à quoi ? dit-elle en redressant le dos et serrant un peu plus ses bras croisés. Vous voulez que je mime les scènes que je décris avec délice dans ce petit carnet ? »
Elle se jette sur le bureau pour écraser le carnet que l’homme allait ouvrir. « Et puis non ! Non !… Je ne veux pas que vous le lisiez !… C’est personnel !… D’accord, j’ai des
relations avec ce gros porc de voisin. C’est lui qui m’a tout appris quand elle n’est pas là ! D’ailleurs, elle n’est jamais là parce qu’elle doit subvenir au besoin du ménage. »
Tous les deux, l’inspecteur et la jeune fille ont repris leur place assise sans mot dire.
- « Vous les avez déjà vu se battre dans le jardin ? pose l’enquêteur.
- Oui ! Aussi souvent qu’il boit !… Tous les jours !… »
Elle courbe son corps en arrière comme pour manifester son soulagement d’avoir lancé une vérité décisive. Les mains sous ses cuisses, elle se baisse maintenant vers le bureau pour dire encore un
secret à l’inspecteur.
- « Je m’en fous d’elle ! Je n’attends de lui qu’une chose, le plaisir. Mais leurs histoires, laissez tomber !… C’est pas de ma faute si elle est dans cet
état !... »
L’inspecteur fait un tour sur sa chaise pivotante.
- « Mais c’est pas trop tard pour constater les dégâts ? avance-t-il comme s’il ne savait par quel bout reprendre.
- Quels dégâts ? s’étonne Léa.
- Les dégâts que vous avez fait dans ce couple ! c’est à ça que je pense, dit-il. Bon, reprenons plus simplement ! » coupe-t-il pour avancer dans son enquête. Le cas de cette jeune
fille commence à l’intéresser mais il faut le mettre de côté en ce moment. Il se promet d’y revenir plus tard, ne serait-ce que pour ne pas faire partie de ceux qui s’en foutent.
- « Pendant trois nuits, vous êtes sortie plus tard. Mais tu permets que je te tutoie, Léa ? A la quatrième nuit tu rentres un peu plus tôt et tu dors bien. Mais tu es réveillée
par ce cri affreux et tu laisses tomber en te disant que c’est encore ta voisine. Pourtant, le chien ne fait pas comme d’habitude. C’est un détail important…Tu dis que tu es réveillée trop tôt, à
neuf heures, par ce cri effrayant…"
- Effrayant ! Je n’ai pas dit effrayant ! Non, j’ai dit inhabituel !… Surtout le chien !… Quand ils se battent, jusque sur la pelouse qui se trouve sous mes fenêtres, le chien
paraît jouer avec eux en aboyant comme pour les exciter. Il ne se doute pas qu’ils ont oublié de jouer depuis longtemps, sinon comment accepterait-il que son maître se fasse attaquer ? Un
chien dressé n’a qu’un seul maître.
- Et ce chien, il aboyait comment cette nuit-là ?
- Eh ! Bien ! J’avais l’impression qu’il grognait en voulant manger une proie, juste comme avec son vieux ballon pourri dans un de ses jeux favoris. Il gesticule dans tous les sens
jusqu’à le déchiqueter. Même le maître n’arrive plus à l’arrêter dans ces cas-là. » En parlant, Léa recolle ce petit pansement qui n’adhère plus trop à son bras gauche.
- « Ne me dis pas que c’est le chien qui t’aurait mordue ! Une idée comme ça qui me passe par la tête !…
- Si ! Justement ! Hier soir, en rentrant, le chien m’a montré les dents. C’est parce qu’il était dehors sur la chaussée. Je l’ai appelé : Jocko ! Il me connaît bien !
Jocko ! Qu’est-ce que tu fais dehors ? Je ne le caresse jamais. C’est la brute qui me l’a interdit !… Il était là puisque j’ai sonné pour qu’il ouvre le portillon. C’est à ce
moment précis que le chien a sauté sur mon bras. Je ne m’y attendais pas. Mais rien de grave…
- Le bouton de sonnette, il est où ? L’inspecteur n’en avait pas vu.
- Il est sur le muret à droite du portillon.
- Et tu sonnes en appuyant dessus avec ton bras gauche ? s’étonne-t-il en flairant un détail impossible.
- Oui ! Vous feriez pareil ! Le bouton est à l’intérieur, dans le jardin. Il faut le connaître pour sonner. Bien peu de gens s’y aventurent d’ailleurs à cause du chien. C’est un
Rottweiler énorme. Un vrai monstre. Elle croise les bras.
- Quand nous étions sur les lieux, toute à l’heure, une voisine criait depuis son portail. « Menteur ! Menteur ! Vous inventez tout ! » J’avais l’impression qu’elle
s’adressait au voisin. Tu en penses quoi, toi qui connais le quartier ? sympathise le policier.
- Elle voulait lui dire que l’accident, c’est du pipeau, parce que c’est lui qui l’aurait tuée. Mais on n’en sait rien. Après tout, s’il n’y a pas de témoin ! Moi, je dirais que c’est le
chien qui l’a déchiquetée. A voir son visage !… » A ce moment là, la jeune fille laisse paraître un visage triste. Il blanchit tout à coup quand elle revoit ce visage dont elle a vite
détourné les yeux. Elle va tout dire.
- « Je l’ai entendu crier à son chien : attaque ! Jocko, attaque ! Attaque ! Et comme Jocko n’attaque jamais dans le jardin parce qu’il est dressé pour y garder les gens
immobiles jusqu’à l’arrivée du maître, il fallait que la scène se déroule dehors, sur la chaussée. Ce salaud avait du faire sortir sa femme pour que son chien l’attaque. Elle a eu juste le temps
de crier une seule fois Jocko, en désespoir de cause, mais c’était trop tard. Quand il a sauté, c’est fini. Il ne lâche jamais sa proie.
- Tu as tout vu alors ! Et pourquoi nous l’avoir caché jusque là ? Gueule-t-il. Tu te sens coupable ? Tu veux protéger le mec ?… Depuis ta fenêtre, tu vois tout !
Si ça se trouve, tu t’es régalée parce que tu ne l’aimes pas, cette femme ! »
Léa le coupe.
- « C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! » Léa croise encore ses bras et anime la fraîcheur de son décolleté, lequel accapare les yeux du policier. Il se calme.
- « C’est un salaud, un ivrogne, un pervers, un manipulateur de première. Je la plains. C’est une victime, comme moi. Je suis victime de ses chantages. Il m’a entraînée dans des trucs pas
possibles et il me menace de tout dire à mes parents s’il doit un jour se plaindre de moi. Si je fais pas ce qu’il veut, quoi !
- Je vois que tu es rudement bien habillée. Montre Cartier, chemisier Cardin, il te gâtait ! constate l’inspecteur qui ne la prend pas tout à fait en pitié. Il poursuit : tu as vu que
le chien l’a déchiquetée. Le médecin légiste confirmera ton témoignage. Il faudra que tu racontes tout ce que tu as vu en soulevant les rideaux. Mais il te faudra aussi expliquer au juge pourquoi
tu n’a pas prévenu la police. Ce sera à toi de montrer combien le voisin te fait peur au point de ne rien oser dire. Mais heureusement que tu te lâches maintenant. »
Léa ferme les yeux et revoit cet infâme bonhomme dans un se ses rictus favoris. Elle laisse échapper une grosse larme, puis un long sanglot, puis, les mains sur le visage, elle
s’effondre. Dans ses gémissements, elle avoue s’être laissée entraînée dans des situations sordides dont elle a honte, se reprochant sans cesse d’accepter qu’il la paye. Elle dit s’abaisser de
plus en plus à ses propres yeux au point de penser qu’elle ne mérite pas autre chose que de se laisser détruire par cet ignoble individu. Elle se sent un peu libérée d’eux, de tous les deux qui
abusaient volontiers d’elle quand ils ne s’engueulaient pas. Elle avoue que la collection de DVD renseignerait bien l’inspecteur, en le prévenant de l’horreur des perversions qu’il y trouverait.
Après quelques longues respirations, Léa boutonne un peu plus haut son chemisier et se sent plus légère d’avoir déchargé toute cette marchandise nauséabonde. Il lui reste tout
de même à confier l’essentiel à l’inspecteur qui lui paraît tout disposé à l’écouter pour terminer l’interrogatoire.
- « Il faut que je vous dise… Mes parents sont des parents adoptifs… Je l’ai su par un vague cousin venu un jour d’on ne sait où. J’avais dix ans quand il m’a tout dit. Dans le tas, je
n’avais retenu que ça : je suis adoptée et mon frère aussi. J’ai toujours eu l’impression que mes vrais parents étaient comme ces voisins, des gens bizarres dont les mœurs douteuses avaient
eu pour conséquence deux enfants qu’il n’aurait pas fallu garder…J’espère que votre enquête ne dira pas que ce sont mes vrais géniteurs ! »
Léa pleure en craignant que le pire ne soit pas encore arrivé.