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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 08:57

Septembre 2009

 

L’occupation majeure de ce peuple est de survivre.

L’occupation de ses terres en fait un enfer depuis soixante ans.

 

 

La rumeur court qu’un train entier de bouteilles d’eau minérale vient d’arriver en gare d’Arenc. Il est vingt heures, le couvre feu impose l’arrêt des activités.

Les jeunes n’y résistent pas. Ils longent les murs, dans les ruelles faiblement éclairées, traversent les carrefours comme des commandos surentraînés, et filent par dizaines vers la gare d’Arenc. Ils raisonnent tels de vieux résistants expérimentés, pour être nés dans cette période de sombre occupation. Ils ne connaissent par d’autre vie que celle de la bande de Paca, occupée depuis plus de quarante ans. Ils se disent que l’armée d’occupation surveille attentivement le convoi, assurée de la visite précipitée des jeunes marseillais, agiles et déterminés.

Pour atteindre les wagons, l’heure la plus propice au silence et à l’indolence des sentinelles, voire à leur somnolence, c’est trois heures du matin. Aussi glissent-ils le long de la Traverse de la Passerelle qui prend dans le Boulevard Casanova, et grimpent-ils sur la passerelle Eugène Gauchet d’où ils aperçoivent très bien les wagons. Mais ils ne voient pas l’armée d’occupation et pensent que personne ne surveille le convoi. Malins, ils jettent quelques petits cailloux sur les toitures, afin de faire bouger les soldats au cas où ils se seraient planqués dans les wagons. Mais rien ne bouge. Ils n’ont plus qu’à descendre le long des piliers qui supportent l’ouvrage, plus facile à dire qu’à faire. Ouf ! Du côté de la traverse du Liban, quelques arbres bien placés facilitent leur tâche.

Une courte échelle, un grillage, un petit muret, et nos jeunes serpentent sur les voies. Toujours personne en vue ! Les wagons sont fermés par de lourdes targettes cadenassées. Après deux ou trois essais avec une barre de fer trouvée par là, ils arrivent à en faire sauter un. Ils ouvrent lentement la porte et découvre la cargaison de packs d’eau minérale. Chacun en prend quatre, un sous chaque bras et les autres par leur anse, puis le groupe silencieusement retourne vers la traverse du Liban. L’escalade leur prend un peu plus de temps, mais ils ne sont toujours pas inquiétés.

Il est tard, leur progression de retour se fait très prudemment, les oreilles vibrent au moindre bruit de moteur et ils se tapissent dans l’ombre. Non loin de chez eux, ils se dispersent après s’être promis de revenir le lendemain à l’aube pour la distribution. Un petit moment de bonheur les attend à la maison où chacun va enfin boire à sassiété, sans retenue, mais juste pour cette nuit !

 

Le lendemain, une file immense de pauvres en quête de quelques bouteilles d’eau attend l’ouverture des grilles de la gare. Un haut parleur annonce que la distribution d’eau ne commencera qu’à dix heures. Quatre heures à attendre dans une foule où chacun grogne contre l’occupant, sans élever la voix ! « Pourquoi pas maintenant ? Pourquoi nous faire attendre ? C’est juste pour nous humilier un peu plus ! »

 

Les grilles s’ouvrent. La ruée vers l’eau commence. Mais la pagaille est telle que les soldats grimpent sur les marches-pieds devant chacune des portes ouvertes sur l’or bleu, et, pour décourager les avancées trop brutales, ne trouvent rien de mieux que de pointer leur couteau dans les bouteilles accessibles. Les gens se jettent alors sous les marches-pieds pour boire ce qui dégouline. D’autres se rangent en ligne comme pour montrer l’exemple.

La distribution commence. Une bouteille par personne. Au moindre frémissement de rébellion, on éventre des bouteilles. « C’est une bouteille ou rien ! Le convoi ne suffira pas pour tout Marseille ! » Hurlent les hauts parleurs. « Sans discipline, pas d’eau ! Un prochain convoi dans quelques jours ! »

 

Les hommes tentent de faire plusieurs passages, mais les soldats ont l’œil. A chaque soupçon de fraude, ils éventrent une bouteille. Bientôt, l’ordre règne, l’ordre humiliant de l’occupant. Priver le peuple d’eau, de farine, de laine et de matériaux de construction, c’est déjà incompréhensible, mais le priver d’expression, empêcher sa colère et sa révolte, enfin, le soumettre à ramper comme un chien, seule l’humanité déshumanisée en est capable.

 

 

 

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